FABULATIONS

FABULATIONS

Tableau noir

D'aussi loin que je me souvienne, il portait une blouse blanche sur la poche de laquelle était accroché un stylo rouge. Les cheveux gris, le teint légèrement hâlé, il était le mari de la douce maîtresse des cp, celle qui ne s'énervait jamais, celle qui acceptait que j'aille lire au fond de la classe dès l'exercice fini, celle qui parfois portait des lunettes de soleil sous le ciel gris de l'hiver.

Lui, il était le maître des grands, les cm2 passaient par lui avant de gagner le collège. Lui, il vociferait si l'élève se rebellait, rarement, chacun ayant compris qu'il valait mieux marcher droit. Lui, il avait failli ne pas être mon instit puisque l'année précédente, la directrice voulait m'envoyer directement en sixième mais j'avais refusé. Bien sûr, en CM1 durant un an, dans cette classe à double niveau, j'avais suivi le programme des cm2 mais je n'avais pas vécu le Graal, ce que tous les gamins de l'école attendaient depuis le cp, je n'étais pas encore allée en classe de neige. C'est pour ces 20 jours passés à flanc de montagne que je refusais ce qu'on appellerait aujourd'hui un passage anticipé et que je passais un an dans la classe de m.T.

Sur la photo de classe, je suis au premier rang, je porte une robe grenat et arbore un sourire à décrocher la mâchoire. J'ai une tête de gamine, une petite fille sans forme et cette apparence physique va de paire avec le souvenir que j'ai de moi à cette période, une gamine naïve et rêveuse. 

Je me rappelle exactement l'endroit où se trouvait ma place dans cette classe de cm2, la table que j'occupais, les heures qui défilaient. Dans cette école de village, nous venions presque tous de familles d'ouvriers. Seuls quelques élèves étaient fils de commerçants et deux étaient fils d'enseignants mais les enfants aisés allaient dans l'école privée. La plupart des enfants n'aimaient guère l'école et en cette dernière année éprouvaient encore des difficultés pour lire et pour compter. L'une d'entre eux étaient une fille qui m'impressionnait, elle devait avoir 2 ans de plus que moi, me semblait immense et portait des soutiens-gorges qui cachaient une lourde poitrine. C'est au dernier rang qu'elle avait été placée et c'est derrière elle que m.T se plaçait pour écouter l'ânnonement soporifiques des élèves. 26 élèves à ressasser le même texte, buttant souvent au même endroit sous le regard sévère de l'instituteur. C'est aussi au dernier rang que se plaçait m.T pendant que nous resolvions le dernier problème de mathématique ou que nous décomposions les dernières phrases grammaticales. Quasiment chaque jour les propositions subordonnées, coordonnées ou autre complétives ne devaient plus avoir de secret pour nous. Natures et fonctions étaient notre quotidien. C'était ennuyeux, c'était répétitif mais j'aimais ça, j'aimais décomposer, analyser, imiter.  Combien étions nous à saisir la différence entre un pronom relatif et un pronom personnel?  Peu sans doute. Nombreux se rêvaient garagiste, maçon ou nounou. Une classe banale d'une école de campagne, sans histoire et sans vague.

Et pourtant...

Pourtant, une fois l'exercice terminé, il fallait lever la main et attendre le verdict redoutable du maître des lieux. Il fallait montrer son cahier aux lignes régulières, aux traits parfaitement rectilignes pour espérer deux lettres dans la marge, le TB qui ferait notre fierté. Notre main levée entraînait le déplacement de m.T; sans me retourner j'entendais ses pas s'avançaient. Ma respiration se ralentissait, mon corps se crispait et déjà je me serrais sur ma chaise collée au bureau d'écolier. Je sentais alors son corps s'approcher, ses genoux se plier et son torse se pencher vers moi , sa main droite laissait le crayon rouge glissait sur la feuille quadrillée et sa main gauche m'effleurait. Doucement elle se glissait sous ma jupe ou dans mon pantalon pour gagner l'elastique de ma culotte. Je n'osais plus bouger, tous mes sens se focalisaient sur cette main, sur cette impression terrible que je ne devais plus rien faire, plus rien dire. Parfois même, je rentrais un peu plus le ventre pour faciliter l'insertion comme pour ne plus rien sentir, comme pour accélerer la manoeuvre. Les doigts peu à peu s'immiscer vers un pubis imberbe et s'arrêter. Je ne commettais sans doute pas assez d'erreurs pour lui permettre de rester plus longtemps, d'aller plus loin. Régulièrement j'apercevais M. T s'asseoir de la même manière à proximité de la belle P ou de la timide S mais jamais il ne s'asseyait ainsi auprès des garçons. Chacune subissait sans doute la même violation de son intimité mais personne n'en parlait. Jamais nous n'avons évoqué ce que nous devions supporter. Jamais M. T n'a été inquiété. Je me demande parfois, si son attention n'était pas également recherchée. Nous, gamines de la campagne, n'étions pas forcément indifférentes à ce maître du savoir qui s'intéressait à nous. Dans nos têtes de petites filles, il était compliqué de voir le tyran sous le visage du maître. Nous avions peur de sa colère, nous avions peur de son indifférence. Nous n'étions pas certaines que ce fût interdit. Nous n'étions pas certaine que notre dégoût fût justifié. Une fois, alors que j'allais quitter cette classe puisque l'année se terminait, j'avais tenté d'en parler à ma mère, de lui raconter les mains baladeuses mais elle se moqua de moi, me demanda de ne pas colporter des bêtises. C'était il y a 35 ans, une époque où l'enseignant était une figure qu'on ne remettait pas en question. Moi qui étais dans cette classe pour la classe de neige, je me rappelle avoir appréhendé le départ jusqu'à ce que j'apprenne que m.T serait dans le bâtiment d'à côté, avec les garçons. 

 

Quelques années plus tard, au détour de ces soirées durant lesquelles on ressasse quelques vieux souvenirs communs, il nous est arivé de nous rappeler cette étrange année de Cm2; après des années de silence, nous décrivions enfin l'homme abject qu'avait été m.T, enfin nous osions les mots que nous ne connaissions pas à l'époque, attouchements, pédophilie. J'appris alors qu'une de ces élèves du fond de la classe s'était plainte auprès de sa mère et avait reçu, en retour, une magistrale gifle pour avoir osé se moquer de son professeur. C'est aussi à cette occasion que je découvris le calvaire des filles du fond, celles qui devaient accepter voir leur soutien gorge dégraffé, leur poitrine malaxée. Il se plaçait derrière elles et laissait ses mains glisser sous leur corsage. Au moindre bruit, à la moindre protestation, il durcissait le geste ou réprimandait leur travail un peu trop brouillon, moquait à haute voix leus erreurs diverses. La honte les obligeait à se laissait faire. 

 

Nous venions tout juste de quitter le lycée lorsque M. T est décédé. Je me rappelle que c'est à ce moment là que je commençais à m'interroger sur le poids de notre silence, sur les conséquences de ces non-dits. Combien ensuite ont dû endurer les mêmes gestes? Et pourtant, collégienne, me reste un sentiment étrange, une impression ambiguë d'une année certes perturbante mais aussi enrichissante. Les cours et explications de cet instituteur étaient efficaces, exigeants et j'avais énormément progressé. Arrivée en sixième, je m'étonnais de tout ce que nous savions déjà, de la facilité avec laquelle je réussissais les exercices et je savais le rôle qu'avait joué M.T dans cette aisance. C'est compliqué, quand on a 11 ans, de comprendre exactement ce qui se passe, de mesurer l'écart entre la norme et l'atteinte à l'intégrité, compliqué de savoir ce qui est bien ou mal. Dans mon milieu où l'école était sacralisée, où la parole de l'enfant n'existait pas, où les devoirs et la réussite scolaire étaient une priorité, il était difficile de pouvoir s'exprimer, de pouvoir mesurer le mal accompli. 

 

Je ne suis pas sûre d'avoir souffert outre mesure de ces attouchements, ils n'ont duré, en ce qui me concerne, que peu de temps et n'ont pas été poussés très loin. Je ne suis pas sûre non plus d'en être sortie complétement indemne. Pendant longtemps, je me suis sentie salie, inquiète de n'avoir pas dit non, d'avoir facilité l'entreprise, d'avoir moi aussi perpétué ce secret de polichinelle. M. T est décédé, à peine la retraite sonnée, il aura été un des 9 maîtres-ses que j'aurai rencontrés et ce n'est pas lui que j'aime à me rappeler.

 



23/05/2019
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