FABULATIONS

FABULATIONS

décider n'est pas choisir.

Juillet 2015, il est 7H45 lorsque je me rends dans ce couloir sinistre. L'avant veille, je l'avais déjà foulé pour me retrouver face à cette infirmière qui me tendrait deux cachets, deux cachets blancs et un verre d'eau, attendant face à moi que je les avalasse. Aujourd'hui encore, je pourrais décrire chaque millimètre parcouru par ces deux corps étrangers, aujourd'hui encore, dans la solitude de ce cabinet, exténuée par ces journées de travail acharné, je pourrais ressentir cette douleur du geste que l'on commet alors qu'on voudrait fuire. Seule, seule dans cette salle d'attente quasi déserte, des dizaines de chaises inoccupées, sauf une sur laquelle est assise une très jeune fille, une jeune fille au visage qui ne m'est pas inconnu, une jeune fille que je recroiserais très vite, sur le lieu même de mon travail. Seule ensuite pour m'assoir sur cette chaise, écouter les consignes qui me semblent lointaines, les effets que je voudrais oublier, ce coeur qui va s'arrêter. Seule, le geste tremblant, hésitant mais la voix ferme pour voir ces comprimés passer de sa main à la mienne. Seule pour soutenir son regard, ce visage inexpressif, cette tacite contrainte. Seule pour pour porter l'exécution à ma bouche. Songer un instant la retenir, la garder sous ma langue mais rendre les armes face à ce visage qui attend. C'est seule également que je quitterais vidée, ahurie les lieux. Seule que je m'endormirais grâce à ces anxyoliques précieux.

Mais en ce vendredi matin, je ne suis pas seule. Il est là, froid, distant mais présent. Si je suis là, c'est pour lui, pour ces enfants à lui, si je suis là, c'est parce que je n'ai pas su  dire non, je l'ai certes écrit mais cet écrit là ne faisait pas le poids face à son choix à lui.

Quelques semaines plus tôt, il était rentré précipitamment d'Espagne où il coulait des jours paisibles. Notre histoire pourrissait, notre amour se tarissait incapable de lutter face à l'adversité, incapable d'assumer cette liaison réprimée. Le verdict était tombé, la grossesse confirmée et il fallait l'arrêter, il n'y avait pas à discuter. Il est de ceux dont on ne discute pas les choix, il est de ceux qui détiennent toujours la vérité. Il est de ceux contre qui on ne peut pas lutter. Je me suis résignée. J'ai hurlé à l'écrit mes doutes, mon désespoir. J'ai tenté de ne pas donner ce coup de fil fatal, de dormir pour ne pas avoir à téléphoner à ce service mortifère mais il m'a réveillée, il m'a tendu le combiné et il a attendu que le rendez vous soit fixé. Un rendez-vous pour lequel il m'accompagnerait, pour savoir, pour comprendre et...pour décider.

Combien de fois ai-je lu entendu des plaintes, des désolations face à l'attitude du corps médical? A quelle sauce serais-je mangée? Je n'y ai à peine pensé. Je me suis assise face à cette jeune femme qui me semblait si jeune que j'eusse dit ma fille. Je l'ai écoutée, j'ai répondu sans détour à ses questions. Je me laissais bercer par sa voix douce, calme, dépourvue de tout jugement, sa voix rassurante qui semblait craindre de me blesser, qui cherchait à m'accompagner du mieux possible dans cette décision qu'elle sentait difficile. Elle ne m'a pas demandé si j'étais déterminée, elle ne m'a pas demandé les raisons de cette terrible décision. Elle m'a expliqué, orientée mais jamais elle ne m'a jugée. Allongée sur ce lit médical, elle a eu ce geste délicat d'éteindre le son, de tourner l'écran comme si ce que je portais n'existait pas, comme si seule moi comptais. Dans un jargon qui ôtait toute humanité aux cellules que je portais, elle s'est assurée que je me sentais le moins mal possible, elle a été une bouée. Mais lorsqu'il a fallu trouver une date sur leur calendrier déjà trop complet, c'est lui qui a décidé. Lui qui a choisi le moment qui lui serait le plus favorable, lui qui pour l'arranger m'a obligée à porter encore plusieurs semaines la vie, notre vie.

En ce vendredi de juillet 2015, il ne restait que 10 peits jours pour ne pas être hors délai. Des semaines que mon corps se transformait, des semaines que je subissais la fatigue, quelques nausées. En ce vendredi de juillet, j'étais enceine d'un coeur que j'avais arrêté alors que je voulais l'aimer.

 

2023, je me demande souvent à quoi tu ressemblerais, je hurle, j'ai mal à en crever de t'avoir fait disparaître et je m'interroge sur les raisons qui me rendent aujourd'hui aussi détestable cette idée et je me rends compte que je ne pourrai jamais faire ce deuil et surtout que je ne pourrai pas en parler parce que mon cas n'est pas la norme, parce que mon cas risquerait de soutenir ceux que j'excècre, ceux qui se disent pro-vie alors qu'ils ne sont pour la vie de personne, ceux qui pensent qu'une femme n'a pas le droit de décider . Jamais je n'accepterai que ma situation soit un exemple pour retrouner en arrière. Jamais.

Si aujourd'hui j'écris ces lignes c'est pour comprendre, pour tenter de dégonfler ce mal qui me ronge, cette douleur qui me transperce. Mais, quiconque utiliserait cette histoire pour revendiquer l'abolition de ce droit ferait preuve d'une bêtise sans nom, ne comprendrait pas que le problème n'est pas ce que j'ai fait, le problème est pourquoi je l'ai fait.

Ma douleur n'est pas culpabilité. Ca je le laisse aux autres, à ceux qui pensent qu'on commet une faute. Morale judéo-chrétienne peut -être qui tue plus qu'elle ne soutient.

Ma douleur n'est pas la faute d'un corps médical, d'un personnel inexpérimenté ou maladroit voire maltraitant. Non, les personnes que j'ai rencontrées ont été d'une expertise sans reproche possible. Les procédures ont été facilitées, les rendez vous se sont déroulés sans animosité.

Ma douleur n'est que celle de celle qui n'a pas su en parler, qui n'a pas su s'opposer, qui n'a pas su appeler au secours quand il le fallait. Ma douleur est de ma responsabilité.

Aujourd'hui, il n'existe plus de délai entre le moment de la demande et la date de l'IVG. Les arguments avancés pour ôter ce délai me semblent pertinents: imposer un délai serait reconnaître que c'est un acte important, imposer un délai serait indiqué qu'une autre décision est possible, imposer un délai c'est sacraliser un acte purement médicalisé. Et en ce qui me concerne, ça n'aurait rien changé puisque mes écrits n'ont pas été considérés. Peut-être si j'avais eu la possibilité de rencontrer un psychologue spécialisé, j'aurais su dire mon refus mais rien ne permet de l'assurer.

Quelques semaines après cette journée insupportable, j'ai pu rencontrer un psychologue. Ce n'est pas moi qui l'avais demandé mais la jeune interne qui, lors de la visite de contrôle, a considéré que c'était nécessaire. C'est elle qui a fait les démarches. Elle qui a tout organisé. Moi qui ai payé parce que la consultation d'un psychologue n'est pas remboursée. Je pourrais m'en offusquer et je le suis, offusquée tant cela est symptomatique d'une santé mentale que l'on néglige, qu'on piétine. Mais, en ce qui concerne l'avortement, songer à la nécessité d'un psychologue serait, une fois de plus, considérer l'acte comme non anodin, serait considérer qu'il y ait matière à problème. Or, je me souviens très bien le post de cette jeune femme qui affirmait qu'elle avait avorté et que c'était un non événement. Sous contraceptif DIU, elle était tombée enceinte et elle devait mettre un terme à cet état, basta. Pourquoi aurait-elle dû être invitée à se confier? Lui proposer la rencontre d'un psychologue ne serait-il pas supposer qu'un problème est possible et donc aller à l'encontre de cette idée que c'est simplement des cellules qu'on empêche de poursuivre leurs divisions? Je n'ai pas de réponse. En ce qui me concerne, une seule rencontre, inutile, puisque j'avais mis ma carapace et que j'ai laissé croire que tout allait bien, que je me faisais à l'idée. 50 euros pour mentir. 50 euros pour ne pas aider la douleur à s'apaiser.

 

2023, j'ai mal, je suis dans une colère noire dès que ce geste se rappelle à moi. 2023, ma gorge me brûle. Mon esprit ne parvient pas à me pardonner. 2023, je hurle à en crever et il n'est pas à mes côtés, il est près de ce bébé que sa fille a enfanté le jour même où j'aurais dû acoucher. 2023, la semaine qu'il va passer là-bas me renvoie comme à chaque fois à la colère de lui avoir obéi.

Ma douleur n'est pas celle de la culpabilité, de la responsabilité, ma douleur est de n'avoir pas su, ce jour-là exister.

 



30/08/2023
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